S'il diffère naturellement par sa forme des oeuvres fictionnelles, le champ émotionnel ouvert par le documentaire peut être d'une puissance absolument dévastatrice. Parce qu'il aborde des sujets touchant parfois à l'intime, des questions qui nous heurtent profondément et nous interrogent sur notre rapport au monde et sa perception. Dans cette logique, Fog of War, sorti en 2004, s'impose comme une découverte majuscule.

Le Fog of War, ou brouillard de guerre, c'est avant tout une expression décrite pour la première fois par un très fameux et influent théoricien de la guerre au XIXe siècle, Carl von Clausewitz, pour décrire l'absence ou le flou des informations pour des participants à des opérations militaire. Le terme se rapporte ainsi à l'incertitude des belligérants quant à leurs propres capacités, celles des adversaires, la position des forces et ses objectifs.
Une expression absolument parfaite et surtout en totale adéquation avec celui du documentaire signé par un maître absolu du genre : Errol Morris. Diplômé en Histoire des universités de Princeton, de Berkeley et du Wisconsin (une formation déterminante quant aux méthodes de recherches et d'investigations qu'il va employer tout au long de sa carrière), il est particulièrement à son aise pour conduire l'entretien qu'il a avec l'unique interlocuteur dans son oeuvre : Robert McNamara.
Onze leçons sur le sens de l'Histoire
Ancien Secrétaire à la Défense américain sous Kennedy et Lyndon Johnson, au coeur même des décisions politiques qui changeront la face du monde, McNamara fut une des personnalités parmi les plus controversées et les plus influentes de la scène politique internationale.
Dans le film, il organise les réflexions de son sujet sur sa vie et sa carrière en une liste de maximes sur la guerre et l’erreur humaine, avec ce que le New York Times a appelé ”le message cumulatif suggérant qu’en temps de guerre, personne au pouvoir n’est vraiment au courant de rien”.
Le film est divisé en onze sections basées sur les "leçons" que Morris a tirées de ses entretiens avec McNamara, ainsi que sur les onze leçons présentées à la fin du livre de McNamara publié en 1995, In Retrospect : The Tragedy and Lessons of Vietnam. Si le propos est brillant, c'est aussi un exercice d'équilibriste pour McNamara, qui semble s'adresser du haut de ses 85 ans à lui-même 40 ans auparavant, entre plaidoyer pro domo, sincérité du repentir et volonté de ne pas endosser toutes les responsabilités qu'on lui impute.

A travers son analyse, nous redécouvrons les événements majeurs du XXe siècle. Pourquoi le siècle passé a-t-il été le plus destructeur et le plus létal de toute l'Histoire de l'Humanité ? Sommes-nous condamné à répéter nos erreurs ? Sommes-nous libres de faire des choix, ou sommes-nous à la merci de forces historiques et d'idéologies inexorables ? Doit-on faire du mal pour faire le bien ?
Du bombardement de 100.000 civils japonais à Tokyo en 1945 au risque imminent de catastrophe nucléaire pendant la crise des missiles de Cuba, en passant par les effets dévastateurs de la guerre du Viêtnam, The Fog of War examine la psychologie et les raisonnements des décisionnaires du gouvernement qui ont envoyé les hommes au combat.
"On ne change pas la nature humaine"
Mélangeant d'extraordinaires images d'archives, des reconstitutions, des enregistrements de la Maison Blanche classés Secret Defense et rendus accessibles, bercé par une bande originale hypnotique signée par l'immense compositeur Philipp Glass, Fog of War déploie une réflexion proprement vertigineuse et dérangeante sur la guerre, l'exercice du pouvoir et la nature même de l'Histoire. McNamara avait, lui, déjà tranché, et n'était guère optimiste. C'est tout le sens de la onzième et dernière leçon délivrée : "on ne change pas la nature humaine".
Envie de découvrir Fog of War ? Il n'est malheureusement disponible qu'en DVD, édité il y a déjà 21 ans, mais encore trouvable..